Histoire fragmentée d’une femme presque ordinaire
2023/2025

2022

Dimanche 13 novembre

St Brice

17H00 –

Je rentre d’une randonnée solitaire par le chemin de halage le long de la Seine, sur les quais rive-droite de la ville de Rouen. La zone est très peu fréquentée à cette heure où le soleil commence à décliner sérieusement, alors que le ciel se charge de nuages de plus en plus sombres. Il va certainement tomber des cordes ce soir d’automne bien avancé. Je me presse, d’autant plus que l’endroit n’est pas très accueillant et que je commence à me rafraîchir. Mes yeux sont alors attirés par un amas de détritus assez conséquent. Merde, me dis-je, encore une décharge sauvage ! Nous sommes à quelques encablures de la déchetterie officielle et gratuite de la métropole et elle est encore ouverte à cette heure-ci. Je peste contre ces abrutis qui n’ont décidément rien compris ! M’enfin ! Instinctivement, ma curiosité prend le dessus et oriente mes pas vers cet îlot d’encombrants noyés dans la nature. J’ai toujours été attiré par les poubelles sèches et non-odorantes. On y découvre parfois l’objet qui nous manquait, celui que l’on comptait acquérir à prix neuf la semaine suivante ou encore quelques trésors… Je me souviens avoir découvert à Paris, il y a plus de 25 ans, en fouillant les poubelles énormes et débordantes d’un cabinet notarial, des centaines de testaments accompagnés parfois de leurs codicilles. Ces documents dépassés, issus alors d’un siècle antérieur ne représentaient plus rien aux yeux de la loi et certainement non plus aux yeux des descendants auxquels ils étaient destinés. Je me souviens avoir traîné un sac-poubelle jusque chez moi, afin de préserver quelque peu une mémoire qui serait destinée à la destruction par le feu. C’était au temps où le papier se jetait encore à la poubelle, ce temps qu’on espère aujourd’hui révolu. Je me souviens avoir décrypté une bonne partie de ces testaments. Les propos écrits étaient cruels, tristes, très personnels et intimes, empreints d’amour ou de haine viscérale et donnaient à imaginer les relations entretenues entre les auteurs et leur descendance. Je me souviens avoir été très ému par cette lecture interdite ou à la frontière d’une intimité que je ne voulais pas violer, par respect certainement. Déjà, la question me taraudait : qui m’autoriserait à parcourir ces écrits si personnels et intimes ? Personne. Pourquoi les retrouvais-je ensevelis dans un amas de poubelles, dans la rue ? Je ne sais plus ce que sont devenus tous ces précieux documents. Mais je me souviens avoir peint dessus, certains m’ayant profondément touché. C’était une façon pour moi de les mettre en valeur, de leur rendre hommage, de ne pas les oublier. Ils ont fini par disparaître, au grès de mes nombreux déménagements. Lorsqu’on déménage, on se débarrasse de beaucoup de choses, parfois de celles qui deviennent un fil à la patte. 25 ans après cette découverte, dont je n’ai jamais parlé à personne, ma curiosité reste toujours aussi aiguisée.

17H15 –

Je suis en train de mener une expédition au fin fond de cette île de détritus. J’aperçois alors l’objet inattendu, mais convoité : une table ronde de bistrot en marbre avec son pied de fonte. Magnifique ! Aucun éclat du marbre, elle paraît ancienne : si je ne trouve pas son emplacement dans mon appartement, au pire, je pourrai peut-être en tirer quelques dizaines d’euros auprès d’un broc, ou encore l’offrir à un ou une amie. Je suis à pied, il commence à faire sombre et la table n’est pas visible du chemin de halage. Je décide donc de retourner chez moi pour aller chercher mon Vélo à Assistance Électrique qui remplace ma voiture depuis 6 mois. Bien harnaché sur celui-ci, je pense que la table pourra être acheminée, quitte à me servir du vélo comme d’une brouette. Je rentre d’un pas ferme alors qu’une pluie fine et tenace se met à tomber.

17H30 –

Arrivé chez moi, je monte chercher la clé de cadenas du vélo et me pose sérieusement la question de savoir où je pourrai placer la jolie table… Pas de place. Ne vais-je pas m’encombrer inutilement ? Il pleut dehors. Je repars ou je reste au chaud ? Le dilemme ne dure pas longtemps et je décide de repartir en enfourchant vaillamment mon compagnon de voyage.

18H00 –

Revenu sur place, il fait nuit et malheureusement, la table a disparu. Mauvais karma ! D’autres s’en sont emparés. Avec une lampe de poche, je décide d’entreprendre des recherches plus poussées du secteur afin de ne pas repartir bredouille, ce qui permettrait d’étancher ma frustration. Beaucoup de paperasse, de livres, de documents administratifs, des pots en plastique, des éléments de bureautique. Tout ce détritus provient d’un même endroit spécifique. On aura vidé des bureaux ou encore une maison et l’on se sera débarrassé de tous ces objets encombrants. Mes yeux sont attirés par une petite mallette grise en papier mâché. Elle est couverte d’une fine poussière. Son fermoir, serti de ses clés, ne fonctionne plus. Je tape légèrement du pied dessus et je m’aperçois qu’elle résiste. Il y a quelque chose à l’intérieur. Je l’ouvre et je tombe nez à nez avec un amoncellement de ce qui me semble être des carnets. Certaines couvertures sont en cuir, d’autre en tissus. Toutes indiquent une date. Je pose la mallette sur mon porte-bagage et décide de rentrer sous une pluie abondante. Je laisse derrière moi l’îlot de papier qui certainement deviendra bouillasse le lendemain. J’ai le sentiment d’avoir sauvé un contenu précieux.

18H30 –

Chez moi, je déballe sur la table basse du salon le contenu de la mallette. 29 agendas ! Tous datés entre 1927 et 1975. Les agendas d’une femme née en 1905 et vraisemblablement morte en 1975. J’ai dans mes mains la description de 29 années de la vie fragmentée d’une femme presque ordinaire… Et si nous tentions de raconter son histoire ?

Co-direction artistique : Nadia Sahali & Thomas Rollin.

​Projet pluridisciplinaire réunissant artistes amateur.trices et professionnel.les autour de la découverte des carnets d’une inconnue née en 1905 et décédée en 1975. Projet de résidence territoriale de 3 ans mené par une dizaine d’artistes à partir de sept. 2023.

En collaboration avec L’Astragale (https://www.lastragale-cooperative.com/)

Coopérative artistique & culturelle conduite par Nadia Sahali.